Est-ce que nous voulons vivre dans des ghettos ?

Dans les cités, la tentation de vivre replié est forte. Exaspérés par les contrôles policiers, humiliés par les réflexions racistes, gênés par la gêne des autres, affolés par la peur que l'on suscite en dehors de la cité, on finit par choisir de n'en plus sortir. C'est-à-dire que l'on fait ce qu'il est attendu que l'on fasse : rester cachés.

Sous prétexte que la cité nous sauve des humiliations que l'on subit sitôt qu'on en sort, faut-il volontairement s'y enfermer ? Quel jeu fait-on si l'on accepte de circonscrire nos mouvements aux seules limites du quartier ?

Et pourquoi voit-on tant de choses faites pour réduire nos besoins de déplacements ? Sont-elles faites pour nous inciter à l'enfermement ? Sont-elles faites pour que nous restions repliés ? Sont-elles établies pour le cas où la honte et la rage n'auraient pas suffi à assécher notre soif de liberté, à couper notre appétit de vie ?

C'est comme si, au nom du bien-être des habitants et de l’équipement des quartiers, les gens des cités étaient tous invités à se retrancher, à vivre entre soi, à vivre en ghetto.

Regardez, par exemple, les supermarchés.

On construit des supermarchés en nombre dans les cités, non !? Vous avez vu ça !? Des supermarchés, des hypermarchés, des super hyper mégamarchés avec des kilomètres de galeries où l’on trouve toutes les cochonneries qui se trouvent dans le monde entier. N'est-ce pas bien ? N'est-ce pas plus confortable ? N'est-ce pas plus pratique ? N'a-t-on pas l’impression d’être mieux pris en considération ? d’être traités comme les autres ?

Et puis il y a les centres médicaux, les pharmacies, les écoles… De quoi manque-t-on ? Tout est là ! Quel besoin d'aller en ville ? Quel besoin de se déranger ?

Et quel besoin, surtout, de déranger plus longtemps ceux qui vivent là-bas ?

"Il y a tout ce qu’il faut dans les cités, maintenant, et si certains vont encore en ville, c’est uniquement pour provoquer" voilà ce que vous pouvez déjà entendre.

Regardez Marseille : une ville de 900 000 habitants et le métro et les bus qui relient les quartiers s’arrêtent de rouler à partir de 9h le soir ! Ce n'est pas assez clair ?

Plutôt que d'ouvrir enfin les lignes de métro jusqu'à 1h du matin et de faciliter la circulation entre la ville et les cités, ils ont préféré construire encore un autre supermarché dans les quartiers Nord, avec encore une autre galerie marchande, encore un multiplex.

On nous rabâche que le meilleur résultat de tout cela, de cet équipement des quartiers, la preuve de sa pertinence sociale est que les gens du centre enfin, enfin, se rendent dans les cités ! Mais, ça n’a aucun sens ! Ce ne sont que des mots. Dans les cités ? Mais ils vont d'un parking vidéo-surveillé à un autre, d'un jeu de galeries de béton contrôlées par des vigiles, à un autre jeu de galeries de béton contrôlées par des vigiles… et tout ça de sorte à ce qu'ils n'aient jamais à craindre un contact. Est-ce que des liens nouveaux sont créés grâce aux supermarchés ? Non ! Aucun.

Mais tout le monde s'en fout de ça : l'enjeu n'est pas là. L'enjeu est que ceux qui vivent dans les quartiers n’aient plus de raisons d’en sortir. Plus aucune raison d'en sortir. C'est ça l'enjeu de l'équipement décentré, c'est ça.

Et regardez la police ! La police, en ce moment, a pour ordre d’intervenir le moins possible dans les cités, de ne pas se déplacer aussitôt et aussi vite qu’on l’appelle.

On dit que c’est pour éviter de provoquer la colère et ne pas risquer les émeutes comme en 2005. Mais c’est faux ! C'est faux !

Il s'agit de faire en sorte que les cités finissent par construire leur ordre à elles, qu’une tout autre sorte de police s’impose dans les quartiers. On laisse une autre force y naître et s'y installer, et tant pis si elle est maffieuse, on la laisse grandir, on la laisse établir son pouvoir et ensuite, on passe des accords avec elle.

Ce n'est pas nouveau. Ce n’est pas un secret. C'est comme ça déjà depuis le Moyen-Âge. On apprend même ça en Histoire à l’école. Bientôt les gens d’ici feront le boulot de flicage eux-mêmes. Mais ils le feront au compte de quoi ? et qui les surveillera eux ?

Qu'il y ait moins de contrôles d'identités, moins d'interventions de CRS dans les cités, personne ne va le regretter. Off The Pigs !! Mais l'idée que les gens soient appelés à devenir eux-mêmes les gardiens de leur prison, cette idée constitue-t-elle en quoi que ce soit un progrès ?

Je vais vous dire ce qui s'organise : les moyens de ne plus nous voir combinés aux moyens de ne plus nous entendre.

Et si c'est bien cela qui est recherché : notre silence et notre invisibilité au dehors, alors il ne faut plus rien changer, tout est déjà en place et fonctionne. Il suffit d'attendre, de laisser faire les choses encore un temps et les cités deviendront de vrais ghettos, avec leurs règles à elles et leur propre police.

Beaucoup d'entre nous disent : "après tout, qu'ils aillent se faire foutre, on reste entre nous". OK, mais le travail alors ? Le travail, ce n’est pas dans les cités qu’on le trouve. À force de ne plus bouger et de vivre entre soi, nous ne trouverons plus du tout de travail et nous allons vivre de plus en plus en marge de la société.

Il nous faut réfléchir à deux fois à la paix qui nous est laissée depuis 2005 dans les quartiers. Elle est empoisonnée. Le risque, c'est de vivre encore plus entre nous. De ne vivre et mourir qu’entre nous. De ne plus jamais rencontrer qui que ce soit d’inconnu, de ne plus pouvoir échanger et profiter de ce que les autres pensent, de ne plus connaître aucune autre manière de voir. De connaître le quartier aussi bien qu'une cellule, mais plus rien du reste du monde, à part la télévision.

Et le pire est sans doute que dans beaucoup de quartiers, il existe déjà des frontières infranchissables, tendues à l'intérieur, qui dessinent comme des prisons dans la prison, où s'enferment les garçons avec les garçons, les darons avec les darons, les daronnes avec les daronnes et les filles dans les appartements, plus prisonnières encore que tous les autres.

Jusqu’où peut-on aller comme ça ? Pourquoi, au lieu de se libérer tous, aggraver encore l'enfermement de chacun, en creusant des fosses entre les genres, entre les âges, entre les rôles ? Pourquoi ? Ça n'a pas de sens, pas de puissance. C'est lâche et stupidement archaïque.

On ne peut pas soi-même aider à alourdir les moyens de rétrécir sa propre vie et de l’étouffer.

Il faut au contraire réinventer la vie, de fond en comble. Et Pour cela nous devons commencer par rejeter tous les codes, toutes les habitudes prises allant dans le sens de l'enfermement.

Réinventer la vie : les quartiers sont le bon endroit pour ça. Les quartiers peuvent être les meilleurs laboratoires d’invention possibles aujourd'hui. Mais, nous ne serons pas les cobayes : nous serons les chercheurs.

Je vous le dis clairement : si nous ne voulons plus dépendre des politiques de la ville, il nous revient de bâtir nous-mêmes les nouvelles villes politiques.

SOYEZ POLITIQUES !!!

Merci.