Nous devons considérer le langage que nous employons.
Pour nous protéger, pour nous mettre à l’abri, nous construisons des façons de parler que nous disons à nous. Elles nous permettent de nous sentir entre nous, à condition cependant que nous les modifiions et les réapprenions en permanence.
Pourquoi ?
Parce que, d’une part, elles sont très vite récupérées et insérées encore vivantes dans la mode, le commerce des fringues et de la musique et que, d’autre part, s’y ajoutent sans arrêt les inventions des uns et des autres.
Mais à ce jeu-là, nous finissons par être bien plus préoccupés de mettre tout le temps à jour notre manière de parler que de ce que nous avons à dire.
Finalement, on s'aperçoit que plus le langage devient un moyen de reconnaissance, moins il demeure un moyen d'échange. Nous passons tellement de temps à trouver comment parler autrement que nous n'en avons plus aucun pour savoir de quoi on parle.
Nous avons certainement tous des choses à nous dire, mais pour savoir lesquelles, il faut disposer d'un langage qui les réfléchisse. C’est-à-dire d'un langage qui permette d’aller bien plus loin dans nos relations que ce que nous permet le langage que nous fabriquons et que nous parlons actuellement. Parce que ce langage n’est jamais fixé. Et faute de cela, faute d'une solidité et d'une durée de nos moyens d'expression, notre vie, sous tous ses aspects, reste dans l’impasse. Il nous faut un langage précis et clair. C’est une question politique de premier ordre. Parce que c’est de la force du langage que dépend notre force collective ; notre force d’invention, d’existence et de conquête.
Maintenant, nous savons tous que parmi nous il y en a certains qui se trouvent éloignés délibérément, écartés de force de l'ensemble de tous les autres et enfermés dans ce qui est dit des "minorités". Je parle d'exclusion.
Et concernant le langage, la question qui se pose au sujet de l'exclusion est celle-ci : ceux qui sont rejetés, doivent-ils employer le langage de ceux qui les rejettent ? et s'ils le font, s'ils acceptent ce langage, pourront-ils jamais se libérer de la position que ce langage a permis de décrire et de délimiter comme étant leur identité et pour les y enfermer ? Ou alors leur faut-il accepter cette séparation, s'en accommoder et la valider eux-mêmes en lui trouvant, non pas forcément un langage, mais au moins une manière de parler qui lui serait propre et opposée à la manière principale ?
Lorsque la seconde solution est choisie — "je suis exclu, donc je parle un langage d'exclu", l'invention d'une manière de parler par la minorité devient alors le signe pour la majorité qu'il y avait bien là une identité à distinguer et à séparer. Comprenons ça. Refuser de parler la langue de ceux qui excluent ou la parler avec réserve, passe alors pour quelque chose qui était inscrit dans les gènes, passe pour la preuve même de l'infériorité et de la minorité de qui refuse.
La première solution reste préférable : parler le langage de tous. Mais pourquoi ? parce que le langage que la majorité emploie pour maintenir ses minorités dans la disgrâce et pour laisser à penser que cette disgrâce serait « l'identité » même de qui a été minoré, ce langage-là, n’est pas fait pour ça, n’a pas été construit pour ça. Il reste un langage ouvert, et parce qu'il est largement pratiqué, il reste toujours à prendre, par tous. Chacun peut le conquérir. Chacun peut l'investir, même les plus relégués, les plus ségrégués d'entre nous. Chacun peut lui donner un usage nouveau et l'enrichir. C'est mieux de le prendre, c'est mieux.
Car il faut s'occuper avant tout de ce que l'on dit, il ne faut pas s'en remettre à quelques images et à des expressions toutes faites qui finissent toujours par parler à votre place et sans que vous vous en rendiez compte.
Quand on est réprimés, quand on est tenu à l'écart, si on prend la parole — et il le faut, il ne s'agit pas de se faire entendre de ses pairs seulement, mais de tous ceux aussi qui auraient souhaité que l'on restât pour toujours silencieux. Si l'on se met à parler, dans de telles circonstances, il faut alors parler pour dire quelque chose de plus, il faut apporter quelque chose, c'est-à-dire être capable d'exprimer et de construire dans le langage une réalité à venir et ne pas se contenter de la réalité présente.
Il ne suffit pas de faire entendre sa voix, il faut le faire au mieux et pour qu'elle compte. Regardez Malcolm X !
Oui, mes frères et mes sœurs, il faut inventer de nouvelles figures, mais dans la langue commune et avec brio. Y mettre tout notre talent. Il faut le faire maintenant et pour se libérer.
Car pour se libérer, il faut parler au pouvoir et il faut parler au pouvoir 1) son langage, 2) comme s'il s'agissait d'un langage nouveau.
Il faut le parler sans détour, sans honte ni folklore : au pouvoir, il faut parler clairement. C'est tout. C'est tout.
Merci