les 4 Canicules

 

À New York, dans le quartier de Harlem, au cours du mois de juillet 1964, une grande agitation suit l’assassinat d’un petit nègre de 15 ans par un policier blanc. 

Le flic n’était pas en service. L'adolescent, paraît-il, avait un couteau. 

C'est un drame évidemment, mais qui, à Harlem, sans être ordinaire, n'a rien d'inédit. 

Tout aussi bien, il aurait pu être ignoré, rester à peu près inconnu, ou même ne pas rester du tout. Il aurait pu, comme tant d'autres drames vécus ici, se dissoudre sans un bruit, dans ce bain de silence acide où le ghetto jette ses peines perdues.

Il aurait pu aller tristement rejoindre le continuum de souffrances que l'Amérique garantit aux Noirs depuis toujours.

Des souffrances en si grands nombres qu'elles ne trouvent même plus de place sur l'échelle du temps.

Poussées, pressées contre la masse de celles déjà venues par la masse de celles qui viennent encore, les souffrances noires américaines n'ont pas une seconde à elles. 

Grandes, petites, lourdes ou légères, banales ou immondes, elles s'éloignent toutes, dans d'affreuses bousculades, sans qu'on n'ait le temps d'en distinguer aucune. Elles sont comme du bétail, des souffrances-vaches en troupeau trop dense poussées sur des chemins trop escarpés et trop étroits.

Certaines sont vite piétinées ; écrasées, anéanties sous la masse anonyme des suivantes.

Toutes finissent par tomber.

Qu'elles basculent par groupes entiers dans des gouffres de lassitude et, suffocantes, elles s'asphyxient l'une l'autre, par le nombre, elles étouffent sous leur poids fabuleux.

Parfois elles dégringolent longtemps et tout droit : elles iront se fracasser en contrebas de l'histoire, dans des crevasses étroites et si profondes qu'aucune plainte jamais n'en parvient.

La fin du chemin quelquefois est moins abrupte ; il se fait longue langue boueuse sur quoi les souffrances vont perdre pied.

Effondrées sur un flanc, elles y glissent continûment en lourdes grappes douloureuses et tristes, avec des mouvements piteux, des angles ridicules, jusqu'à disparaître dans d'immenses trous de mémoire ; certains ayant, à ce qu'il semble, la taille d'un siècle ou de deux.

La police, oui. Parlons-en, c'est elle qui se charge d'étouffer le peu de cris remontant quelquefois de ce merdier, les faibles échos d'une douleur dont la chute aurait duré.

C'est la toute première de ses missions. C'est peut-être même cela qui la fait police et non pas agent de circulation ou poteau indicateur : la répression des ghettos, des inner cities, des slums.

Empêcher qu'ils ne s'étendent, empêcher qu'on ne les entende, c'est la première de ses consignes, oui, mais c'est aussi, et de loin, sa plus grande disposition.

Violents, dangereux, incontrôlés, corrompus à souhait et toujours corrupteurs, laids, sinistres, par nature hostile aux Noirs, brutaux, régressifs… on peut leur faire confiance pour exténuer les pauvres et faire taire le nègre.

Mais voilà. Parfois, une chose ne se passe pas comme les autres choses et on ne sait pas pourquoi. À Harlem, tout à coup, ce jour-là, en juillet 64 après la mort du gosse au couteau, tout va de travers.

Ce sont les circonstances, l'heure, la chaleur excessive ou la nervosité de l'un des témoins qui a fait tâche d'huile, ou le caractère particulièrement trempé d'un autre, peut-être l'un de ces vétérans de la dernière guerre en Europe - il y en a beaucoup — et on s'est senti obligé de le suivre, de respecter le sens à vif de la justice avec lequel ces gars sont revenus des massacres là-bas, ou simplement une bande de gosses qui se sont échauffés parce que le flic fautif avait l'air seul et mal assuré…

D'où qu'elle soit partie, une chose est certaine maintenant : la colère a pris le bloc, la rue et le quartier, elle est montée au-dessus du couvercle et elle n'en descend plus.

Et personne ne sait quoi faire.

Voilà, on ne peut plus rien contre elle.

Alors, elle se tient là, trois jours et quatre nuits. Des nuits et des jours bien remplis ; destruction de biens publics, pillage de la marchandise, affrontement aux forces de l'ordre, feu : la population s'emploie, par courtes bandes rapides, mobiles et réactives, à dire au capital ses quatre vérités.

L'affaire, évidemment, devient joyeuse et fait envie.

La révolte déborde Manhattan, atteint Brooklyn et le ghetto de Bedford-Stuyvesant.

Après quoi, elle semble s'éteindre mais reprend, enflammant encore quelques villes proches, comme Rochester, dont le ghetto entier explose à la première occasion et même sans attendre une occasion qui tienne — on est si pressés d'en découdre ! — : deux policiers blancs osent arrêter la voiture de deux jeunes Noirs trop saouls pour conduire et c'est le feu.

Passent ainsi dix jours complets de guérilla et de révolte.

Puis, comme à chaque fois que dans le monde une émeute s'est éteinte avant d'avoir franchi le seuil magique, sans parvenir à l'état de grâce révolutionnaire, on la recouvre rapidement de chiffres, comme on étouffe la braise sous du sable pour éviter qu'un feu ne reprenne.

Une émeute à peine éteinte, un régime autocratique aura tendance à vouloir montrer ce qu'il en coûte de se révolter ; un régime marchand s'emploiera plutôt à établir ce que la révolte a coûté, mais l'un et l'autre dans l'intention de prouver qu'ils restent dans la maîtrise parfaite de leurs moyens respectifs et que toute rébellion est vaine.

Pour la démocratie financière, la communication la plus urgente passe par l'énumération des dégâts causés et surtout le chiffrage argent de la réparation nécessaire, qui aura pour fonction d'établir en même temps un niveau d'importance de l'émeute et le degré d'intensité du reproche fait aux émeutiers.

Le devis de réparation est l'échelle de Richter de l'émeute urbaine en milieu capitaliste.

La quantité des marchandises saccagées est la quantité dramatique de l'émeute, ce qui alimenta le feu de joie des rebelles devenu budget tragique de la nation.

À côté de cela, à côté d'une présentation théâtralisée des devis de reconstruction des supermarchés et des gymnases, il est un coût additionnel à l'émeute que le régime d'hyper-épicier qu'étaient déjà les États Unis (et que deviendront à leur suite toutes les puissances occidentales) passera volontiers sous silence — quitte à en exagérer d'autres pour faire bon compte — c'est le coût de la répression des émeutiers et des lieux d'émeute et du prolongement parfois sans fin de cette répression dans le temps.

Les frais d'enquête policière, les frais de justice, les frais de prison, les frais d'écrasement de milliers de destinées individuelles dans la brutalité des punitions… prix de revient de l'esprit de vengeance faisant loi, ne seront pas connus…

Les émeutes de l'été 64 aux États Unis coûtent sept funérailles, huit cents hospitalisations, quarante huit indemnisations de policiers — pour les accidents du travail -, des millions de dollars de dégât matériel direct et de manque à gagner.

À quoi ne sera jamais publiquement ajouté le coût de la répression durable, qui est massive : plus de mille personnes ont été arrêtées.

Combien coûtera de les maintenir ou de les surveiller ?

Combien coûtera de les juger ? de les emprisonner pour longtemps ?

Car ces personnes sont d'emblée promises à un temps d'emprisonnement long, un temps suffisamment déraisonnable pour être effrayant, caractéristique de ce que l'on appelle, en jouant sur les mots, une "justice exemplaire".

Et combien coûtera-t-il que la plupart d'entre eux subiront dans les faits des temps d'incarcération encore supérieurs à ceux prévus en sentence ?

Et comment comprendre qu'une société si passionnée des questions économiques, et généralement si peu disposée à la collectivisation des moyens ne dise jamais rien du prix du système judiciaire et carcérale, ne tienne publiquement aucun compte de ce qui, à première vue, semble représenter une dépense publique colossale : l'emprisonnement à long terme et en particulier celui des Noirs, champions toutes communautés de la durée d'incarcération ?

À ces questions, les intellectuels Noirs, notamment Angela Davis1, répondent par la conviction que l'économie carcérale aux États Unis, loin d'être une charge pour la nation, serait peu à peu devenue une puissance financière de tout premier plan.

L'emprisonnement serait un outil de production alternatif à l'esclavage, coûtant aussi peu que lui pour rapporter plus encore.

Attendu que plus de deux millions de personnes se trouvent actuellement enfermées dans les prisons américaines, record mondial absolu, et que ce chiffre ne cesse jamais d'augmenter, la théorie de Mme Davis mérite sans doute qu'on la considère avec attention.

Mais en attendant, en 1964, première des quatre années de grandes révoltes des ghettos noirs dont la répression ira croissante, alors que l'étudiante en philosophie Angela Davis suit les cours d'Herbert Marcuse et tandis que le Black Panther Party dont elle sera l'un des membres les plus célèbres n'est pas encore né, les émeutiers des ghettos vont être absorbés dans le trou noir de la démocratie qu'est la prison.

Et condamnés en mois et en années d'incarcération, ils vont rester enfermés pour des décennies, certains même, n'en sortiront plus vivants.

Car c'est le sort des détenus Noirs : pour eux, l'écart entre les condamnations décidées dans les tribunaux et les longueurs d'enfermement qui s'ensuivent est tout simplement vertigineux.

Un tel arbitraire trouve son chemin de légalité dans l'usage des peines de type X-to-Life, très en vogue dans nombre d'États.

Les choses se passent ainsi : les condamnés sont d'abord enfermés pour le temps prononcé en sentence — un an, deux ans, cinq ans… et à la fin de leur peine, si celle-ci leur a été assignée avec la mention To Life, une commission se réunit pour décider de qui a mérité ou non sa libération par une bonne conduite en prison.

Car si la libération devient possible seulement après exécution complète du temps prononcé, elle n'est pas pour autant évidente.

La commission doit se rendre unanimement certaine que le détenu a travaillé lui-même à sa réhabilitation.

Si elle estime que sa conduite n'a pas satisfait les critères, le libérable restera en cellule jusqu'à la commission suivante, qui se réunira un an plus tard.

Celle-ci, à son tour, devra dire si son comportement au cours de l'année de prison supplémentaire a enfin offert des garanties quant à son "aptitude réelle à la liberté".

Si l'avis est à nouveau défavorable, il fait une année de plus et ainsi de suite, sans limite prévue.

On peut bien imaginer qu'en une année de confrontation au racisme exacerbé qui structure la vie carcérale, un prisonnier Noir ne manque pas d'occasions d'accumuler les gestes qui, une fois consignés sur son dossier d'incarcération, créeront la déception anniversaire d'une assemblée de vieux Blancs puritains qui, pour beaucoup, haïssent les nègres et pour la plupart, en ont si peur que le seul doux visage de Sydney Poitier entraperçu à la télévision ou la voix inoffensive d'Harry Belafonte entendue de loin à la radio continuent de les faire blêmir2.

La surprise est quand un détenu noir sanctionné d'un X-to-Life parvient à sortir.

La chose est si rare qu'elle est à peu de chose près vue comme une évasion.

C'est notamment le cas de James Carr, ami de George Jackson, condamné par une sentence Five Years to Life et qui fut si surpris d'être libéré après dix années de réclusion qu'il en écrit un livre afin de comprendre et d'expliquer comment il s'y était pris3.

Car, au-delà de la peur viscérale des blancs pour le Noir indocile en liberté, il faut considérer aussi que les critères auxquels la commission des peines se réfère pour juger des conduites carcérales sont fondés sur une morale de vie sociale extérieure à la prison ; celle de la vie normale, la vie réelle.

Aucun compte n'est tenu des conditions de vie sociale en prison qui pourtant ne sont pas seulement particulières mais toutes autres et devant lesquelles les réponses offertes par la morale en usage à l'extérieur sont aberrantes et mortifères.

Attendre que des détenus et particulièrement des détenus noirs confrontés au racisme inouï des prisons, affrontent la vie carcérale dans le respect des règles de comportement de la vie courante est à peu près aussi absurde que s'ils leur était demander de désamorcer une bombe à retardement en suivant à la lettre les conseils d'une recette de tarte à la banane.

La prison, tout spécialement aux États Unis dans les années 60, est une expérience de violence absolue : elle ajoute à la terrible violence qu'est en soi l'enfermement, une violence structurale des relations entre prisonniers, des relations de prisonniers à gardiens et de gardiens à prisonniers.

Il est tout simplement impossible de vivre en prison — c'est-à-dire d'y survivre physiquement ou mentalement - sans connexion d'aucune sorte au faisceau d'agressions et de violences qui organise tous les liens.

La connexion a minima, celle irréductible, celle sans laquelle il n'y a plus de vie possible, est l'auto-défense.

Ne pas se défendre — ne pas défendre son honneur, son corps, ses petits gains et petits biens… -, c'est signer la cessation immédiate de son appartenance à l'humanité.

Qu'un détenu se montre une fois ou deux incapable de relever un défi qui lui est lancé, un affront qui lui est fait, de réagir à une agression, de faire face à un quelconque danger et voilà que pour les uns, il n'est alors plus qu'un exutoire et pour les autres, une chiffe molle qui a mérité son sort et ne vaut pas qu'on se risque à intervenir en sa faveur ; spolié, violé, insulté à l'envi, très vite il n'est plus rien non plus à lui-même et se laisse abuser et mortifier jusqu'à l'anéantissement complet de son humanité.

Mais ne pas pouvoir ou ne pas vouloir se défendre, c'est aussi et bien souvent signer son arrêt de mort biologique : en période de règlements de compte racistes dans les prisons, on ne vit pas longtemps sans avoir intégrer l'un des groupes raciaux qui y échangent des scores de sang versé par couleurs.

Et intégrer un groupe, commence justement par une participation codée au carnage : le Blood In.

Pour être accepté comme membre du Brand4 par exemple pour un Blanc, de La Eme5 pour un Chicanos, ou plus tard de la BGF6 pour les Noirs il faut tuer, blesser mortellement, ou au minimum estropier un prisonnier d'une autre communauté raciale.

Les détenus les plus faibles et les plus isolés sont les premiers à mourir.

On peut les égorger comme un simple mouton ou les saigner comme un cochon : ça braille, mais ça ne se rebiffe pas et les risques de représailles menées par les communautés raciales ennemies ne sont pas bien grands.

Un lâche n'est jamais vengé.

Jusqu'en 1964, les prisonniers noirs ne se sont pas organisés dans des gangs, ne sont pas fédérés.

Beaucoup d'entre eux ne sont pas violents et se trouvent quelque fois en prison pour la seule raison qu'ils étaient noirs, sans avoir jamais représenter une menace réelle quelconque.

Jusqu'à ce que George Jackson les organise, les détenus noirs étaient seuls et devaient se défendre un par un de toutes les agressions, de l'injure raciale, du racket et de l'humiliation, jusqu'à l'assaut mortel.

Ils étaient toujours les premiers à mourir.

Le devoir d'auto-défense est la règle fondamentale des sociétés carcérales.

Tout détenu est contraint de s'y tenir, de la première à la dernière minute de sa détention. Il ne peut pas choisir de ne pas se défendre, à moins d'avoir décidé de ne plus vivre.

Mais, a-t-il le choix des formes pour sa défense, si, comme les Noirs alors, il n'est pas protégé par un groupe ?

Et s'il est entendu que la responsabilité d'un individu n'est engagée que vis-à-vis des choix qu'il opère, quels sont ceux dont la commission des peines rend comptable un prisonnier ?

Le prisonnier peut-il par exemple s'abstenir d'user de la violence pour sa défense en fuyant les problèmes relationnels auxquels il est confronté ou alors en confiant la résolution à l'administration carcérale ?

Certainement non. Quel que soit le conflit dans lequel il se trouve pris, un prisonnier ne peut pas solliciter la médiation de l'administration carcérale.

S'il s'agit d'un conflit l'opposant à un gardien ou à des gardiens, cela va sans dire, mais cette médiation n'est pas davantage envisageable lors d'un conflit entre prisonniers.

L'administration carcérale occupe la position d'ennemi commun à tous les prisonniers, en toutes circonstances, y compris celles qui les font s'opposer entre eux.

Pour les prisonniers, l'administration carcérale est l'absolu ennemi : une autorité étrangère, extérieure au peuple des prisons, disposant sur eux et malgré eux d'un pouvoir total et l'exerçant sans le justifier : les déplacements de détenus, les refus de libération sur parole, la mise en place incessante de nouveaux interdits… rien n'est jamais motivé.

Pure oppression, l'administration carcérale est vécue comme une parfaite puissance coloniale7.

Elle représente donc l'ennemi intégral, ultime8. Aucun détenu ne peut en conséquence imaginer confier à cet ennemi-là, pire que tout et que tous les autres, le règlement d'un conflit avec son semblable, un autre prisonnier, sauf à choisir d'investir publiquement le rôle de traitre et de se placer instantanément en conflit mortel, non plus avec un prisonnier ou un groupe de prisonniers, mais avec l'ensemble de la société carcérale.

Le détenu n'a pas davantage le choix de suspendre un conflit avec un autre détenu en s'en éloignant, en mettant celui-ci physiquement à distance, comme on le fait le plus souvent dans la vie "normale" où l'on peut à cet effet s'isoler, s'abriter, se retirer.

Dans l'espace déterminé par l'enceinte de confinement il n'existe aucune subdivision non collective, tout éloignement du conflit est impossible.

La prison ne comprend pas de refuge, aucun abri à soi, on ne peut jamais s'y soustraire entièrement à la présence des autres.

Il y a bien l'isolement au cachot, et il n'est pas dur de s'y faire envoyer, mais arrive toujours le moment où l'on en ressort et le conflit suspendu reprend là où on l'avait laissé.

Sans compter que choisir de commettre une faute méritant un temps de cachot en vue de s'abriter fera que la prochaine commission reportera automatiquement l'étude de votre mise en liberté sur la commission de l'année suivante.

Tout bien pesé, il n'y a finalement qu'un moyen de se défendre en prison : attaquer et représenter un danger physique pour ses semblables.

Il faut être violent ; l'idéal étant même d'être reconnu parmi les plus violents, ceux que la société des détenus appelle respectueusement "des fous" et auxquels elle se frotte le moins possible.

Se faire connaître par sa violence, rappeler régulièrement à l'ensemble de ses semblables à quel point on peut être dangereux, c'est là le moyen unique d'une vie en milieu carcéral.

Mais, aussitôt que vous l'employez — ce qui revient à dire : aussitôt que vous restez en vie — la commission des peines s'exaspère de votre obstination à ne pas vous comporter normalement.

On peut le résumer ainsi : en prison, le prisonnier ne s'en sort que s'il est violent, mais tant qu'il est violent, il n'est pas question qu'il en sorte.

C'est une souricière à deux clapets opposés et celui qui se retrouve coincé au milieu, y reste pour très longtemps9.

Nombre de détenus enfermés pour des délits mineurs, des dossiers presque vides et des temps de peine annoncés plutôt brefs, ont de cette manière passé la plus grande partie de leur vie en prison ou n'en sont même jamais revenus, comme George Jackson, le magnifique auteur de Soledad Brother, ayant écopé d'une peine one Year to Life en 1960 à l'âge de dix-huit ans, pour sa participation à un vol de soixante-dix dollars dans une station service, et mort le 21 août 1971, abattu depuis les tourelles d'enceintes lors d'une tentative d'évasion, selon la version officielle que beaucoup contestent, de la prison de Soledad où il attendait depuis onze ans la fin d'une peine d'un an.

Mais, restons encore un instant sur la côte Est en 1964.

Revenons au coût chiffré des émeutes que le pouvoir et les medias présentent dramatiquement à l'opinion américaine tout juste après que soit étouffée la révolte légitime des ghettos, et notons qu'aucun compte non plus ne sera rendu, qu'aucune projection ne sera faite du prix à payer pour la répression des mineurs, dont il n'est pourtant pas dur de prévoir qu'il sera lourd.

Car la répression de la jeunesse des ghettos — les adolescents ont bien sûr constitué partout les premiers rangs d'émeutiers — est organisée de telle sorte que l'immense majorité des mineurs et jeunes adultes qu'elle concerne vont glisser inexorablement vers le pire, seront précipités dans les excès et les déviances que leur condition sociale déjà leur faisait risquer de près.

La répression des mineurs est sans doute ce qui prépare les carrières criminelles les plus longues et les plus acharnées.

La Justice ne l'ignore pas et les juges traitant des dossiers de mineurs arrêtés en masse lors des émeutes se disent d'emblée disposés à éviter les camps et les maisons de redressement à tous ceux des enfants et adolescents dont la situation familiale serait stable…

Des émeutiers mineurs avec une situation familiale stable ? dans les ghettos ?

Tous les mineurs finalement iront en rééducation se forger des tempéraments de bombe atomique et le gâchis sera faramineux.

Peu importe finalement cette comptabilité médiatique de l'émeute réprimée , ce qu'elle compte, ce qu'elle ne compte pas, et non seulement parce qu'elle ne sera jamais juste, mais parce qu'elle ne pourra au fond jamais rien être d'autre que du cynisme.

Car le prix de la remise en ordre, du remboursement, de la répression suivant une émeute, s'il est certainement très élevé, n'est pas le prix de l'émeute, mais celui de son étouffement.

L'émeute, elle, est gratuite.

Et si rien ne l'empêche, quand elle bondit, d'accomplir son destin, qui est de gagner la plupart des esprits et tout l'espace, elle restera alors pour très longtemps une excellente affaire.

Qui se soucie, en effet, de savoir si la Prise de la Bastille n'a pas été trop chère ?

 

1 Angela Davis, Abolition Democracy: Beyond Prisons, Torture and Empire, 2005.

2 Sur la peur profonde des Blancs face aux Noirs, voir Tom Wolfe, Radical Chic & Mau-Mauing the Flak Catchers ; 1970

3 James Carr, Bad, Herman Graf Associates, édition posthume en 1975

4 The Aryan Brotherhood, gang de prison blanc formé en 1964 par des Irish Bikers de la prison de St Quentin

5 Mexican Mafia, fondé en 1957 par un certain Luis "Huero Buff" Flores

6 The Black Guerilla Family, premier gang de prison noir, fut fondé par George Jakson en 1966 à la prison de St Quentin dans le but de s'opposer aux gangs chicanos et blancs et d'interrompre le massacre des prisonniers noirs dans des attaques racistes, LA BGF fut aussi le premier gang politisé de l'histoire américaine. Il contribua à contenir la vague de violence raciale qui fit des ravages particulièrement grands dans les prisons jusqu'à dans les dernières années Soixante (67-68)

7 C'est ce qui rend les prisonniers noirs de cette époque si sensibles aux théories de Franz Fanon qu'ils seront les premiers à promouvoir aux États Unis. Franz Fanon, Les damnés de la terre, 1961

8 Voir Ghana: The Autobiography of Kwame Nkrumah, International Publishers ; 1971

9 Sur ce sujet voir James Carr ; op. cit